SUIS-JE VRAIMENT PROPRIÉTAIRE DE MON TATOUAGE ?

05/03/2024
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RÉFLEXIONS ET PROBLÉMATIQUES ?

Le tatouage est-il considéré comme une œuvre protégeable ? Peut-on recopier n’importe quel dessin en guise de tatouage ? Le support matériel d’une œuvre (une chose) pouvant être bien souvent d’une propriété indépendante de celle de l’œuvre elle-même (la création), qui en est réellement propriétaire ? Sachant que la peau humaine n’étant pas une chose juridique… Le tatoueur est-il seul créateur du tatouage ou le suis-je aussi ? Si je ne suis pas auteur de mon tatouage, puis-je le modifier sans autorisation de l’auteur originel (tatoo cover) ? Ai-je plus ou moins de droits sur mon corps que le tatoueur sur son œuvre ? Le tatoueur peut-il signer, revendiquer et publier son œuvre, donc le corps du tatoué ?

Devenu un bien de consommation, le tatouage est un objet juridique difficilement identifiable. Bien de consommation certes, mais avant tout bien artistique ! 

Le tatouage connait une forte démocratisation depuis quelques années : passant d’un phénomène de mode à une révolution culturelle. S’il y a 40 ans la France comptait 20 salons de tatouage, on peut aujourd’hui dénombrer 4.000 à 5.000 salons sur l’ensemble du territoire. Cette explosion de l’offre et de la demande, comme pour tout marché, se doit d’être juridiquement régulé. Pourtant, seules quelques règles sanitaires contenues dans le code de la santé publique concernent spécifiquement le tatouage. Pour le reste, pour l’ensemble des autres matières, c’est le droit commun qui s’applique. C’est notamment le cas en matière de propriété intellectuelle et plus précisément de droits d’auteur, où malgré des spécificités inhérentes au support de l’œuvre qu’est la peau humaine, le législateur n’a pris aucune norme particulière s’agissant du tatouage. C’est donc sur le seul fondement de ce droit commun qu’il faut réfléchir et déterminer quelles sont les œuvres protégeables, qui en sont les auteurs, et comment s’exercent leurs droits. Bien qu’il n’y ait aucun « vide juridique » en la matière, il apparait tout de même possible de constater l’inadaptation du droit positif aux problématiques rencontrées dans la pratique de cette activité en expansion.

LE TATOUAGE EST-IL UNE ŒUVRE PROTÉGEABLE ?

Dès lors qu’une oeuvre originale est matériellement concrétisée par son auteur (une simple idée ne peut recevoir quelconque protection), elle pourra prétendre à la protection par le droit d’auteur. En effet, le droit de la propriété littéraire et artistique protège indifféremment les œuvres de l’esprit, quel qu’en soient le genre, le mérite, la destination, mais aussi la forme d’expression. Par conséquent, rien ne fait obstacle en principe à la protection des tatouages par le droit d’auteur, la liste des œuvres susceptibles d’être protégées fournie par l’article L.112-2 du Code de la propriété intellectuelle n’étant pas limitative.

Comme toute œuvre graphique, en matière de tatouage, l’œuvre est matérialisée dès lors qu’elle est dessinée sur papier, via un ordinateur, ou bien encore directement sur la peau s’agissant de la technique du free-hand. 

A priori, le tatoueur qui crée une œuvre nouvelle ex nihilo la verra protégée. La jurisprudence de la Cour de cassation l’affirme depuis longtemps : « les tatouages sont des œuvres originales exécutées de la main du tatoueur selon une conception et une exécution personnelle, et qui présentent une part de création artistique ». 

Mais celui qui copie l’œuvre d’un autre, le dessin d'un autre, sans son accord préalable, alors qu’elle n’est pas tombée dans le domaine public (70 ans après la mort de l’auteur originel) ne pourra se prévaloir de la protection du droit d’auteur, voire pourra se rendre coupable d’une contrefaçon. Pourtant, et même dans un tel cas, il apparaît possible pour un tatoueur de se raccrocher à l’article L.112-3 du code de la propriété intellectuelle, qui protège les traductions, adaptations, transformations ou arrangements des œuvres de l’esprit. Il lui faudra alors prouver que son œuvre est suffisamment différente de l’œuvre première pour justifier un caractère original, ce qui sera à l’appréciation des juges.

Mais, sans pour autant copier à proprement parler l’œuvre d’un autre, il est fréquent que les motifs exécutés par les tatoueurs ne puissent être considérés comme des œuvres protégeables, car non originales, dans la mesure où son auteur se bornera à représenter des figures déjà existantes, elle-même non protégées, sans y apporter la moindre modification, sans lui faire porter l’empreinte de sa personnalité. En effet, un dessin qui ne serait pas considéré comme original, ne sera pas protégeable. C’est ainsi le cas pour bon nombre de motifs issus des cultures tribales polynésiennes ou encore par exemple des motifs récurrents du style old school que sont les ancres, les roses, les phares, les pin-up, etc.... Là aussi, sauf à démontrer un apport nouveau, la création du tatoueur sera considérée comme banale, justifiant l’exclusion de la protection de l’œuvre par le droit d’auteur. Il n'y aura alors aucun conflit sur le tatouage et l'exercice des droits d'auteur. 

Mais outre la qualité d’œuvre originale, la qualité d’auteur n’est pas toujours évidente à décerner.

QUI EST L’AUTEUR DU TATOUAGE ?

Dans les cas où le caractère protégeable de l’œuvre a été démontré (originalité du dessin), se pose toujours la question de savoir qui en est concrètement l’auteur.

L’article L.111-3 du code de la propriété intellectuelle pose le principe selon lequel la propriété de l’objet matériel support de l’œuvre est indépendante de la propriété incorporelle qu’est le droit d’auteur sur la création. Cela découle du fait que l’œuvre et son support sont deux choses distinctes, avec potentiellement des propriétaires distincts (le cas d’une œuvre dessinée sur un mur dont on n’est pas propriétaire). Le cas du tatouage est particulier, car comme cela a été vu, il n’est pas possible de parler de propriété lorsqu’il s’agit de peau humaine. Mais le principe reste le même : celui dont la peau est tatouée n’est pas nécessairement le bénéficiaire des droits d’auteurs.

A ce titre, selon l’article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle le contrat de prestation de service passé entre le client et le tatoueur pour réaliser le tatouage n’emporte pas transfert des droits d’auteur du tatoueur vers le tatoué, sauf si un contrat écrit en dispose précisément (contrat de cession de droits d’auteur).

En réalité, plusieurs situations sont envisageables, selon que le tatoué donne des instructions au tatoueur, voire dessine lui-même son idée de tatouage à charge pour le tatoueur de le tatouer, ou si le tatoué sélectionne un tatouage sur un catalogue du tatoueur.

La première possibilité est celle où le tatoueur est l’auteur du tatouage, au sens du droit de la propriété intellectuelle. C’est le cas lorsqu’il a au préalable créé tout seul le motif dont il propose la réalisation au public ou bien encore que le client a fait une demande plus ou moins précise à son tatoueur, mais que ce dernier a dessiné le motif demandé sans l’aide ni la participation du client. A noter ici qu’une simple idée n’étant pas protégeable, le client ne pourra se prévaloir d’elle seule pour revendiquer le statut d’auteur ou de co-auteur.

A l’opposé, le client peut être considéré comme l’auteur du tatouage notamment lorsqu’il a directement proposé un dessin très précis au tatoueur qui n’a eu qu’à le recopier servilement tel quel sur sa peau, sans rien modifier (ou alors avec des modifications non substantielles, comme la taille du motif par exemple). En pratique, cette situation est assez rare, car les tatoueurs modifient régulièrement les dessins qui leur sont apportés ou marquent de leur style personnel les commandes qui leur sont faites. Il peut alors y avoir un partage de la propriété incorporelle sur l’œuvre, car l’empreinte tant du client qui a initié et guidé le professionnel que celle du tatoueur qui a façonné l’œuvre à sa main se décèlent dans le tatouage final. Il est cependant important pour qu’une telle copaternité soit reconnue que l’initiateur et le réalisateur aient tous deux une implication conséquente dans le mécanisme de création. La difficulté étant alors de savoir comment répartir juridiquement cette implication.

CONFLITS DE DROITS ENTRE TATOUEUR ET TATOUÉ.

Le tatouage a la particularité que le support (le corps) n’est pas un objet de droits, mais un sujet de droits. C’est ce qui justifie que les droits d’auteurs, bien qu’existants, soient limités dans leur exercice.

Ainsi, alors que l’auteur en conflit avec le propriétaire du support d’une de ses œuvres peut demander par l’intermédiaire d’un juge que ses droits soient respectés et se voir octroyer certaines choses, en contraignant le propriétaire, en matière de tatouage, cette contrainte est bien souvent impensable, le juge français rappelant régulièrement la primauté des droits du tatoué sur ceux du tatoueur auteur d’une œuvre originale.

En effet, le code de la propriété intellectuelle garantit à un auteur le droit à la paternité sur l’œuvre (reconnaissance du nom de l’auteur de l’œuvre), le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre (pas de possibilité de modification de l’œuvre sans accord de l’auteur), un droit de divulguer et publier l’œuvre (la mettre à disposition du public) et le droit d’exploiter l’œuvre (financièrement). Mais, le tatoué bénéficie de tout autant de droits tels que le droit au respect de sa vie privée (ne pas être pris en photo par le tatoueur qui veut publier son œuvre), le droit de disposer de son corps (vouloir modifier ou effacer un tatouage présent sur son corps).

Ainsi, le tatoueur ne peut imposer à un client d’exposer son tatouage en se faisant photographier, ou à l’inverse, de lui interdire de se faire prendre en photo, a fortiori lorsque ladite photo n’a pas de finalité commerciale. Les droits de divulgation et d’exploitation qui appartiennent à l’auteur d’une oeuvre ne sauraient conférer au tatoueur un quelconque pouvoir de contrainte sur le corps de son tatoué, du fait notamment du principe fondamental de libre disposition de son corps.

Cependant, l’on pourrait penser que, si la représentation ou la reproduction du corps du tatoué a pour sujet principal l’œuvre elle-même, le tatouage lui-même, alors l’auteur pourrait se voir octroyer une rémunération. De même, se pose la question de l’utilisation commerciale de l’image du tatouage, reproduction d’une œuvre protégée. Par exemple, si un tatoueur exécute un tatouage sur l’intégralité du corps d’un client, et que ce dernier pose nu pour un quelconque magazine, bien que le tatoueur ne puisse certainement pas interdire cette reproduction de son œuvre, il pourrait en exiger une rétribution. A l’inverse, si un mannequin apparait dans un magazine et que son petit tatouage, bien que visible, n’est que très accessoire à la photo, alors le tatoueur pourra difficilement se prévaloir de son droit d’auteur pour obtenir une rétribution. Il appartiendra au juge de jauger le caractère principal ou accessoire de la représentation ou de reproduction de son œuvre au cas par cas.

C’est ce qu’avait précisé la cour d’appel de Paris dans une décision à propos du tatouage d’aigle sur l’épaule de Johnny Hallyday, où elle indiquait que si l’épaule tatouée du chanteur apparaissait sur la pochette d’un album, l’œuvre n’étant qu’un accessoire à la photo, son auteur ne pouvait en réclamer une rétribution (Cour d’appel de Paris, 3 juillet 1998, Société Polygram c/ Daures). En revanche, et c’était en l’espèce le cœur de cette dernière décision, la reproduction de l’œuvre en tant que simple motif, sans représentation du corps, répond au droit commun de la reproduction d’une œuvre. Dans cette affaire, la société de production de Johnny Hallyday avait repris le motif du tatouage, une tête d’aigle, pour le plaquer sur des vêtements mis en vente. Le corps du tatoué n’étant pas en cause, les droits fondamentaux invoqués précédemment ne peuvent plus l’être, les droits de l’auteur peuvent s’exprimer pleinement : son accord est nécessaire et indispensable, sa rétribution également.

En conclusion sur ce point, le tatoué a, en négation des droits de l’auteur (le tatoueur) une liberté de divulguer, représenter et reproduire son œuvre tant qu’il s’agit d’exhiber son corps (moyennant une rétribution dans certaines situations). Mais dès lors que l’œuvre apparait détachée de la peau, les droits d’auteurs reprennent leur entière effectivité. Le tatoueur, de son côté, est libre de reproduire à sa guise le tatouage effectué sur de nouveaux clients ou sur tout autre support de son choix, du moment que n’apparait pas la peau du premier tatoué, car cela porterait atteinte à son droit à l’image voire contreviendrait à l’utilisation de ses données personnelles s’il n’y consent pas préalablement. Par ailleurs, dans le cas où le client serait l’auteur du tatouage, ou co-auteur (parce qu’il a dessiné le tatouage ou qu’il a donné des instructions précises au tatoueur), toute reproduction du tatouage par le tatoueur, par exemple sur un nouveau client, serait alors une contrefaçon (sauf accord préalable du co-auteur, évidemment).

Comme dans de nombreux domaines d’activités, l’auteur ne pourra signer directement l’œuvre, le droit à la paternité devra s’exercer autrement. Oui, mais comment ? Sur chaque publication Instagram ? En petit caractère en cas de publicité montrant un mannequin tatoué ? Tout dépendra de l’utilisation que le tatoué fait de sa peau !

En revanche, la question pourrait davantage se poser s’agissant de l’interdiction de porter volontairement atteinte à l’œuvre, par exemple en effectuant des ajouts, en le recouvrant, ou en allant jusqu’à effacer le tatouage. Mais là aussi, il apparait que la balance des intérêts entre d’un côté le droit de l’auteur sur son œuvre et de l’autre la liberté individuelle de disposer de son corps ferait l’emporter le droit du tatoué sur celui du tatoueur. Se pose tout de même la question de savoir si, en cas d’atteinte au respect de son œuvre, un tatoueur pourrait se voir octroyer un dédommagement, sans pour autant pouvoir l’empêcher. Il faudrait que l’atteinte lui porte un préjudice particulier comme par exemple une atteinte à sa réputation. Le préjudice pourrait ici être difficile à démontrer…

EN CONCLUSION...

Ainsi, il est possible de constater que si le tatouage est bien une œuvre protégeable, la détermination de son auteur n’est pas aisée, mais que surtout, l’exercice des droits d’auteur se heurte frontalement aux libertés individuelles du tatoué. S’il apparait possible d’entrevoir quelques situations où le tatoueur auteur pourra faire valoir ses droits, ces situations font l’objet de nombreuses limitations. Le plus simple serait alors pour le tatoueur de faire comme tous les auteurs d’œuvre de l’esprit : rédiger un contrat écrit dans lequel le transfert des droits de propriété intellectuelle au profit du tatoués sera précisé contre rétribution incluse dans le prix du tatouage.