VIE PRIVÉE ET DÉBAT D’INTÉRÊT GÉNÉRAL

15/09/2022
Thumbnail [16x6]

D’un côté, les articles 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et 9 du code civil garantissent à toute personne, quelles que soient sa notoriété, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, le respect de sa vie privée.

Toutes immixtions et divulgations sur des éléments de la vie privée d’une personne par un organe de presse sont rigoureusement proscrites par les textes susvisés. 

La vie privée est une notion juridique précisée par la jurisprudence. Le contenu de la vie privée n’est pas figé et évolue en fonction de la société et des mœurs. Ainsi, il a été jugé que la vie affective, la vie sentimentale d’une personne, la vie conjugale ou amoureuse, la santé d’un individu, les loisirs, les convictions personnelles, font partie intégrante de la notion de vie privée.

De l’autre côté, l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales garantit l'exercice du droit à l'information des organes de presse dans le respect du droit des tiers. 

La combinaison de ce droit essentiel de la personnalité qu’est le droit au respect de la vie privée et le droit de la presse conduit à limiter le droit à l'information du public, d'une part, aux éléments relevant pour les personnes publiques de la vie officielle et, d'autre part, aux informations et images volontairement livrées par les intéressés ou que justifie un débat d'intérêt général. 

Ainsi chacun peut s'opposer à la divulgation d'informations et d'images ne relevant pas de sa vie professionnelle ou de ses activités officielles et fixer les limites de ce qui peut être publié ou non sur sa vie privée ainsi que les circonstances et les conditions dans lesquelles ces publications peuvent intervenir. 

La publication portant sur la vie privée d’autrui ne peut tendre à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat et pour vérifier qu’elle constitue une information d’importance générale, il faut apprécier la totalité de la publication et rechercher si celle-ci, prise dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit se rapporte à une question d’intérêt général.

Selon la jurisprudence constante de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le juge doit prendre en considération la contribution de la publication litigieuse à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication.

 

Sont justifiées les révélations de convictions personnelles dans le domaine du sport.

L’ancien joueur de football David Ginola a assigné France télévisions sur le fondement de l'article 9 du code civil, du fait de la diffusion en mai 2018 sur France 2, d’un numéro du magazine « Complément d'enquête » intitulé « Dans la tête de Didier Deschamps » à l'occasion duquel a été divulgué un entretien enregistré clandestinement par un journaliste, et comportant, selon lui, des éléments relevant de sa vie privée.

Lors de cet entretien le footballeur David Ginola énonçait : « Si je n'ai pas fait la Coupe du monde 98 c'est à cause de lui, Didier Deschamps. C'est quelqu'un qui pour moi m'a empêché de réaliser mon rêve (…). Ne me demandez pas, de parler d'un événement qui a fait pleurer toute ma famille, qui m'a empêché de réaliser mon rêve d'enfant… ».

David Ginola demandait le versement de dommages-intérêts en réparation de ses préjudices moral, d'image et professionnel en raison de la divulgation de ses convictions personnelles et états d’âme. Le tribunal a débouté le requérant de ses demandes. Celui-ci a fait appel.

La cour d’appel relève qu’en l'espèce, lors de l'entretien avec le journaliste, le footballeur a attribué à Didier Deschamps son éviction de la Coupe du monde de 1998 (lequel était alors capitaine de l’Equipe de France mais exerçait une forte influence sur la sélection des joueurs) et a fait part de la vive tristesse qu'il en a ressentie.

Il n'est pas contesté que la diffusion de cet entretien a été faite contre le gré du requérant, à quelques jours du coup d'envoi de la Coupe du monde de 2018. La cour d’appel note cependant que la Coupe du monde de football, que ce soit celle de 2018 ou celle de 1998, est toujours un fait d'actualité très médiatisé dont il était légitime pour la presse de rendre compte et qui, comme tout ce qui touche à cet événement sportif, suscite un vif intérêt du public. Didier Deschamps alors sélectionneur de l'équipe de France pour 2018, est un personnage clé de cet événement et le demandeur, même s'il a quitté le milieu du football, fait toujours partie du monde médiatique et reste un joueur mondialement connu. Dès lors, même si les faits évoqués dans les propos sont anciens, ils s'inscrivent dans l'actualité sportive.

La cour approuve la décision des premiers juges qui, après avoir relevé que les informations contenues dans la publication étaient de nature à nourrir ce débat public, ont retenu que la conversation litigieuse portait « sur des informations impliquant des personnes par l'effet de circonstances tenant exclusivement à leur vie professionnelle ».

De même, les juges ont pu considérer, au regard des articles de presse et interviews qui étaient antérieurs à cette diffusion, que ce moment marquant de la carrière professionnelle du footballeur et l'analyse personnelle qu'il en faisait, que ce soit le rôle joué par Didier Deschamps dans son éviction de la Coupe de 1998 ou la déception qu'il en a ressentie, avaient déjà largement été commentés par la presse. La cour confirme donc le jugement en ce qu'il a retenu l'absence d'atteinte à la vie privée du requérant et l'a débouté de l'ensemble de ses demandes.

Le droit de la presse constitue un motif légitime de limitation. Garanti par la loi du 29 juillet 1881 et par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et du Citoyen, le droit de la presse peut entrer en conflit avec le droit au respect de la vie privée. Or, la divulgation de la vie privée se fait essentiellement par les médias.

Il appartient aux juges de résoudre le conflit en conciliant ces deux droits fondamentaux. Les juridictions françaises utilisent le critère du débat d’intérêt général pour réaliser la pesée des intérêts. Dès lors que l’information est nécessaire à l’intérêt général, la divulgation d’éléments de vie privée est légitime, sous réserve du respect de la dignité de la personne (Civ. 1ère, 24 octobre 2006, n° 04-16706). Dans l’hypothèse inverse, elle est illicite.

En conséquence, la vie publique des personnes publiques (c’est-à-dire connues) relève de l’information légitime. Néanmoins, leur vie privée doit être protégée dès lors qu’elles ne remplissent pas de fonction officielle ou qu’elles ne sont pas impliquées dans un fait public. 

(Cour d'appel, Paris, (pôle 2 - ch. 7), 25 mai 2022, David Ginola c/ France Télévisions)

 

Est justifiée la révélation de l’homosexualité d’un homme politique.

L’ancien secrétaire général du Front national Steeve Briois et un conseiller régional (Nord-Pas-de-Calais) avaient assigné une maison d’édition en vue d’obtenir l’interdiction de la diffusion à venir et la saisie d’un livre (le livre intitulé « Le Front national des villes et le Front national des champs ») qu’elle s’apprêtait à publier, sur le fondement des articles 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et 9 du code civil relatifs au droit au respect de la vie privée. Le livre révélait à la fois l’homosexualité et la liaison qu’entretenaient les deux demandeurs.

Pour les débouter, la cour d’appel a, après avoir rappelé que toute personne peut, conformément au droit au respect de la vie privée, légitimement attendre que des informations personnelles ne soient pas publiées sans son consentement, considéré que la diffusion d’informations relatives à l’homosexualité, la liaison et la vie de couple de deux hommes politiques, qui n’avaient jamais été portées à la connaissance du public et à propos desquels l’ouvrage litigieux soulignait la discrétion, est constitutive d’une atteinte au droit de la vie privée. Cependant, elle estimait que cette atteinte se trouvait justifiée par les droits à l’information du public et à la liberté d’expression. Les juges du fond confrontaient ainsi le droit au respect de la vie privée et le droit à l’information du public qui est de nature à justifier la révélation de certaines informations, y compris relatives à la vie privée de certaines personnalités publiques ou politiques.

Le pourvoi en cassation ainsi formé contre cette décision invoquait une violation des articles 8 de la Convention européenne et 9 du code civil aux motifs que l’orientation sexuelle fait partie du plus intime de la vie privée, que la révélation de l’homosexualité d’une personnalité politique ne saurait être justifiée par le débat relatif à la position du parti politique (auquel elle appartient) sur la question du mariage entre personnes de même sexe (son orientation sexuelle ne préjugeant en rien de sa position sur cette question et encore moins celle de son parti) et, enfin, qu’aucun débat d’intérêt général ne nécessite la révélation de l’homosexualité des demandeurs.

Le pourvoi est rejeté par la première chambre civile de la Cour de cassation qui procède à un examen du rapport de proportionnalité entre, d’une part, le but poursuivi par la maison d’édition, sa liberté d’expression et son droit de faire état de l’information critiquée (orientation sexuelle et liaison entre les deux hommes politiques) et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée des demandeurs.

Elle approuve alors les juges d’appel d’avoir justifié l’atteinte portée à la vie privée et d’avoir apprécié qu’un rapport raisonnable de proportionnalité existait entre le but légitime poursuivi par l’auteur, libre de s’exprimer et faire état de l’information critiquée et la protection de la vie privée du demandeur. Elle rappelle ceci après avoir relevé que l’arrêt attaqué retient que « l’évocation de l’orientation sexuelle de l’un des demandeurs figure dans un ouvrage qui porte sur un sujet d’intérêt général dès lors qu’il se rapporte à l’évolution du parti politique dont il était le secrétaire général, parti politique qui avait montré des signes d’ouverture à l’égard des homosexuels à l’occasion de l’adoption de la loi relative au mariage entre personnes de même sexe ».

(cour.cass., civ. 1ère, 9 avril 2015, n° 14-14.146)